Par Cyril Demaria

Introduction : vrais et faux enjeux de Quaero

La sérendipité (ou « don de faire par hasard des découvertes heureuses ») est sans doute un art qu'il est impossible de pratiquer à la Bibliothèque Nationale de France (site François-Mitterrand). L'antithèse présidentielle d'une vision borgésienne de la bibliothèque, en somme, et qui transcende les clivages politiques français. Quaero en est la dernière expression : opaque, inaccessible, élististe.

Le descriptif de la mission de Quaero est éloquent : le terme "interactivité" n'est mentionné qu'une fois, accolé au terme de "télévision". L'ensemble du descriptif lui-même fait penser à une vision datée du média de flux "descendant", ante-web 1.0. On n'est pas loin de feu Vizzavi, portail mort-né de Vivendi.

La vraie innovation est "la prise en compte des contraintes des créateurs et propriétaires de contenus [visant] notamment [à] l'interopérabilité des équipements"... Mais est-ce réalisable ? A cet égard, le web sémantique devrait être la priorité européenne plus qu'un moteur de recherche. Et 90 millions pour numériser des contenus et introduire de la pluralité culturelle sur le web n'auraient pas été superflus… Car, le succès de l'ouverture des archives de l'INA démontre que plus qu'un Quaero, c'est la mise en ligne des contenus qui fait défaut pour contrebalancer l'hégémonie américaine. Le jour où nous aurons adopté une forme de transparence plus systématique, nous pourrons peser dans la balance de l'information mondiale.

Tour d'horizon des acteurs : ce que pourrait apporter chacun

Thomson est-il capable de coordonner cette initiative et réaliser l'objectif de mettre au point les standards de demain ? Thomson a démontré dans le passé sa capacité à co-gérer le développement du format MP3 avec le Fraunhofer Institute en Allemagne.

Et c'est sans doute là que les initiatives de Google sont les plus critiquables, et où aucune grande entreprise américaine ou japonaise n'a proposé de solution satisfaisante pour l'utilisateur final. Le fait que l'on accuse Google de "privatiser le savoir" tout en opposant une solution financée sur des fonds publics dont le chef de file est Thomson peut sembler contradictoire.

L'héritage de Thomson à ce jour est la mise à disposition des utilisateurs finaux de la musique sans coût (et le développement subséquent de la distribution de musique en ligne). Le MP3 est une réussite dans la définition d'un standard : à la fois fiable et facile d'utilisation. Le format Vorbis ogg, même s'il est open source, n'a pas été capable de concurrencer sa popularité.

Le combat permanent entre les partisans du DRM (Sony, Apple, Microsoft) et des formats open source fait rage, et il est encore difficile de voir comment Quaero résoudra la question. Peut-être est-il cependant le mieux placé pour le faire.

Que Thomson et les autres entreprises soient bonnes pour Quaero ou non n'est pas l'objet du débat. Il se cristallise plutôt sur : qui les a choisies ? Comment ? Pourquoi ? Pourquoi ne pas ouvrir Quaero aux entreprises américaines ? Sun ? Microsoft (acteur de poids quand il s'agit d'appuyer des standards) ? Apple (de manière à régler la dispute sur iTune et son format propriétaire)? Sony (et éliminer son système de DRM "Connect" catastrophique) ?

Quelle est la solution ?

La mauvaise approche

Ce n'est plus en tentant de créer des concurrents pour CNN ou pour Google que l'on peut alimenter ce processus, mais en jouant en faveur de standards de communication ouverts et efficaces qui seront systématiquement utilisés. La méthode utilisée pour le choix des acteurs de Quaero, le secret autour des raisons de ce choix, le manque de transparence (et ce alors que théoriquement, la réglementation européenne en matière de projets financés par les Etats-membres, ainsi qu'en matière de subventions étatiques l'interdit) en matière de mise en place du projet sont un aspect négatif.

Les voies à explorer

Un appui à Wikipedia et ses déclinaisons aurait peut-être été une initiative sensée. Utiliser les points forts de Google et suppléer à ses faiblesses (la stratégie de la "beta version permanente") en aurait été une autre. Si Quaero parvient à offrir une version d'un "moteur de recherche" (et /ou une trousse à outils connexe) qui est stable, efficace et qui serait gérable en fonction des besoins de l'utilisateur (et donc en lui permettant de le personnaliser), ce serait un franc succès. Quaero aurait peut-être une carte intéressante à jouer en utilisant ce qu'il y a de meilleur sur le marché, tout en proposant une plus grande stabilité, une plus grande fiabilité et le pouvoir à l'utilisateur. Il ne s'agirait ainsi pas d'absorber le contenu produit par l'utilisateur pour vendre plus de publicité, mais de lui donner le moyen simple d'utiliser les outils selon ses désirs.

Faire du projet un véritable support de la diffusion culturelle plurielle signifie prendre acte de la situation et être avant tout pragmatique. Présenter un outil technologique tel que Quaero comme une "arme" contre Google est sans doute la mauvaise manière. Quaero devrait être ouvert et prêt à accueillir d'autres acteurs, pour devenir une plate-forme de discussion pour mettre au point des règles équitables (pourquoi pas un World Wide Web Consortium pour les techniques de recherche ?). Il deviendrait alors une vraie proposition de valeur en offrant quelque chose qu'aucun des acteurs actuels n'est capable d'offrir. De quoi s'agit-il ? D'une plate-forme de discussion des DRM sans être l'initiative propriétaire d'un acteur majeur de l'industrie.

C'est ici que les initiatives publiques peuvent être compétitives et intéressantes : en aidant à la définition de standards en faveur des consommateurs. L'intégration d'associations européennes et américaines à la réflexion, telles que le W3 Committee et l'Electronic Frontier Foundration devrait être étudiée.

Quel financement ?

Il existe un "modèle européen de l'innovation", qui est assez différent du modèle américain ou du modèle israélien. De grandes entreprises sont impliquées dans Quaero, et cela pourrait être une bonne chose si l'on considère le fait que l'innovation est à l'heure actuelle plus incrémentale qu'elle ne l'était pour les moteurs de recherche ; et que ces derniers ont des ressources qu'une simple start-up n'est pas capable de fournir. Le manque d'acteurs britanniques ou scandinaves est il est vrai préoccupant. En particulier si l'on prend en compte l'importance de la mobilité dès lors qu'il s'agit de contenu de recherche. Les universités et les entreprises britanniques et scandinaves auraient dû être impliquées.

Elles pourraient choisir d'intégrer Quaero si ce dernier leur en offre la possibilité et lorsque sa teneur sera mieux connue. Le tempo est crucial à cet égard. Les retards sont sans doute ce qui peut arriver de pire à un projet technologique de cette nature.

L'industrie du capital-risque européenne n'est pas comparable à celle des Etats-Unis dans le sens où les cadres culturels, sociaux, professionnels et sociologiques sont différents. L'Europe peine à identifier son propre modèle - et c'est un débat ouvert. Mais souhaiter voir un équivalent à Sequoia ou Kleiner Perkins (KPCB) financer un Google en Europe n'est simplement pas le bon débat. Il n'y a pas de Sequoia en Europe (allez en Israel pour le plus proche), de même qu'il n'y a pas de KPCB ; et Quaero n'est pas "un meilleur Google" du moins sur le papier, mais une série d'outils de recherche. Cela expliquerait pourquoi le financement par capital-risque n'est pas la solution : ce n'est peut-être tout simplement pas un projet de capital-risque. La durée moyenne de détention de titres d'une société de portefeuille est de 3 à 5 ans. Le projet Quaero est prévu pour durer au minimum 5 ans. Comment convaincre un investisseur en capital-risque d'aller au-delà de sa période de détention habituelle avec un tel risque associé ? N'est-ce pas justement le rôle de la puissance publique de s'occuper de cela ?

Nous n'avons pas d'équivalent au Xerox PARC en Europe. Quaero pourrait donner naissance à des technologies prometteuses, et produire beaucoup d'"externalités positives". L'avantage de Quaero pourrait être dans le fait qu'il se concentre sur les vraies technologies du futur, en s'attaquant aux challenges techniques que les VCs ne veulent pas financer.

Voyons comment cela évoluera - si les promoteurs de Quaero nous le permettent.

"Le Président corrézien vit Google
Qui lui sembla de belle taille.
De projet, il n'avait l'ombre que d'un seul,
Envieux, d'une polémique s'éprend, l'enfle, et la travaille,
Pour proposer à l'Allemagne un animal d'égale grosseur,
Disant : "Regardez bien, ma soeur ;
Est-ce assez ? 90 millions d'euros ; y trouverai-je un satisfecit ?
Nenni. - 260, m'y voici donc ? - Point du tout. Le PIB de la France, m'y voilà ?
- Vous n'en approchez point." La chétive France, son déficit
S'enfla si bien qu'elle en creva.

Le monde est plein de gens qui ne sont plus sages :
Tout Président veut bâtir comme les grands entrepreneurs,
Tout pays veut ses moteurs,
Tout découvreur de mulot veut marquer les pages,
d'un canard ou d'un journal du soir,
et dérider les rapporteurs d'Histoire."
(Adapté de La Fontaine, en hommage aux irrévérencieux)