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C’est ici que réside le premier contresens du Ministère : une donnée
numérique est indiscernable d’une autre. Vouloir taxer les disques durs parce qu’il pourraient potentiellement
accueillir des copies numériques d’œuvres audiovisuelles est aussi difficile à justifier que de vouloir dédommager les
créateurs de logiciels en taxant les bandes magnétiques sous le prétexte qu’ils peuvent servir de support aux logiciels
(les cassettes audio ont déjà servi de support aux logiciels). De plus, l’exclusion des créateurs d’œuvres cinématographiques
ou littéraires est intenable, car eux aussi sont ou seront victimes de copies illicites.
Le second contresens est plus grave, car il dénote l’absence de
perception par le Ministère des enjeux économiques portés par la révolution numérique : le système de la redevance est condamné
à disparaître sous la double pression de la libre-circulation internationale des fichiers numériques et de la restructuration
de l’industrie des biens culturels. L’achat de Napster par Bertelsmann marque en effet un tournant : le consommateur va pouvoir
s’abonner à un service unique (et non plus acheter des biens culturels) lui offrant un accès illimité à un catalogue de biens
audionumériques.
Bertelsmann, un pari culturel d'envergure
Le projet de rapprochement d’EMI et de BMG, filiale de Bertelsmann, et
l’adhésion de TVT Records et d’Edel, labels indépendants leaders aux Etats-Unis et en Europe risque fort de créer une masse
critique qui va pousser les autres Majors à s’associer à Bertelsmann autour de Napster pour se partager les
royalties. Ce service, grâce à un accord de Bertelsmann avec la société Liquid Audio pourra même aboutir à la création
de CD à la demande et sur mesure expédiés par voie postale sans même que cette confection se passe en Europe. Ce faisant, les
supports ne seront plus taxés. Dès lors, le système de redistribution géré par la SACEM, privé de ses ressources, sera de
facto dévolu aux Majors. L’attitude des pouvoirs publics va devoir considérablement évoluer pour encadrer
cette gestion.
Cela signifie aussi que les business models de la nouvelle économie
essaiment pour se diffuser aux biens culturels. La rémunération principale du producteur découle désormais du service fourni,
et de manière annexe de la publicité. Il est ainsi probable que Napster va offrir plusieurs niveaux d’abonnement, allant d’un
simple accès indifférencié au catalogue à un abonnement haut de gamme offrant une aide à la découverte de nouveaux talents,
des recommandations personnalisées... Le même processus va probablement s’opérer pour les films, qui intègrent déjà
des recettes publicitaires diverses (placements de produits dans les œuvres, etc.) et bénéficient des économies liées à
l’intégration des outils numériques (effets spéciaux, par exemple).
La révolution est en marche
Un système d’abonnement cinématographique est d’ailleurs déjà à l’œuvre
à Paris, les circuits comptant se rémunérer sur des services autrefois perçus comme annexes mais appelés à se développer.
Car désormais la valeur commerciale ne se confond plus avec la valeur artistique d’une œuvre : elle découle du mode d’accès
à cette œuvre. La commercialisation est appelée à se concentrer sur deux critères : la gestion de la rareté et la valeur
ajoutée proposée. Il est ainsi probable que l’on s’achemine vers des transferts de tarifications. Les avant-premières de
films (rareté des places et échanges directs entre public et auteurs), les concerts (rareté des manifestations et
valeur du spectacle) et les ouvrages sur papiers en série limités seront plus chers car disponibles immédiatement et avec
un service supérieur. Le prix sera proportionnel au privilège accompagnant l’accès à l’œuvre. L’impact de ces changements
radicaux des modes de distribution et de consommation est potentiellement très important.
Pour les auteurs, tout d’abord, qui vont devoir apprendre à se transformer
en entrepreneurs et dissocier l’effort créatif de l’effort commercial. Certains auteurs refuseront peut-être d’assumer ce
nouveau rôle et deviendront, ironie de l’histoire, ce que Marx appelait de ses vœux pour sa société post-révolutionnaire :
« ouvrier le matin, Mozart l’après-midi ». D’autres, comme c’est déjà le cas pour les producteurs-présentateurs de télévision,
s’en sortiront brillamment.
Pour les pouvoirs publics ensuite, qui vont devoir apprendre à cogérer
le secteur avec les industriels, qui ont saisi les premiers l’ampleur de la révolution liée à l’économie numérique. Le
périmètre et la structure du droit anti-entente ainsi que ceux de la propriété intellectuelle, en particulier la définition
du domaine public, seront probablement les chantiers du passage de l’ère des biens à celle des services culturels. Celui de la
coopération européenne et internationale dans ces domaines en sera un encore plus grand.
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