Par Cyril Demaria
Si l’adoption par la Commission Brun-Buisson du projet de redevance
sur les supports numériques proposé par le Ministère de la Culture a eu un mérite, c’est celui de mettre en lumière une
vision périmée de la politique culturelle française.
Le statut des biens culturels a considérablement évolué à
mesure que la numérisation bouleversait la chaîne de valeur des
industries musicales, audiovisuelles et littéraires. Pour bien
percevoir cette transformation, il convient de revenir brièvement
sur le mécanisme économique de production et de distribution
des biens culturels.
Les projets artistiques sont conçus par un ou plusieurs créateurs et
présentés à des producteurs chargés d’étudier la viabilité de ces projets et de les financer ; puis à
des fabricants qui les transforment en " produits " commerciaux, les dupliquent et les livrent aux distributeurs
qui les proposent à la vente. Le consommateur final les achète ou ne les achète pas, selon ses goûts,
ses besoins et ses moyens. Le fruit de cette vente est distribué entre tous les
acteurs et l’Etat, ce dernier prélevant taxes et redevances pour les redistribuer.
Les NTIC ont révolutionné la chaîne de valeur culturelle
Ainsi résumé, ce schéma restait à quelques variantes près globalement valide
jusqu’à l’avènement des techniques numériques, qui ont tout d’abord permis de raccourcir les délais de production, en
renouvelant en particulier les procédés de duplication. Elles se sont ensuite propagées en amont, pour proposer de nouveaux
outils aux créateurs, moins chers et de plus en plus performants. La distribution a elle aussi été
transformée, des marchands virtuels étant même apparus. La démocratisation de ces outils aidant, le consommateur a fini par
s’approprier l’utilisation d’outils révolutionnaires inaccessibles jusque-là.
La valeur disruptive de ces outils réside dans l’effet de
levier qu’accompagne leur introduction dans la chaîne de valeur : la numérisation diminue les coûts de chaque étape de la
chaîne et change radicalement les contraintes de chacune de ces étapes. Cet effet de levier technologique est d’autant plus
perceptible que les contraintes étaient pesantes. Habituellement, les contraintes s’élevaient à mesure que l'on progressait
le long de la chaîne de valeur pour aboutir au consommateur. Celui-ci n’a longtemps eu pour choix que d’adhérer ou non à
l’offre qui lui était faite. Personne n’a pu acheter un livre à la page, fut-ce un recueil de contributions ; ou bien se faire
rembourser la vision d’un film qui lui a déplu. Un disquaire n’offre pas le moyen d’acheter une chanson à l’unité.
Le piratage, fruit d'une nouvelle perception du produit culturel
Ce qui a pu être perçu comme de la vente forcée était par la
force des choses passé dans les mœurs commerciales, tout en s’accompagnant d’un phénomène de « piratage »
croissant à mesure que la technique progressait (photocopies, créations de florilèges personnels de chansons). Perçu comme un vol
pur et simple, le « piratage » de masse est aussi l’expression d’un changement de perception du produit culturel par le consommateur.
Le MP3 ou le DivX permettent de compresser la taille des fichiers
musicaux et vidéo à qualité perçue constante pour les échanger grâce à des plates-formes P2P. Les consommateurs peuvent obtenir
immédiatement un large choix de fichiers, sans perte de qualité notables, simplement et pour un coût infime. Vouloir taxer ces
espaces d’échange est impossible, tout comme les espaces de stockage en ligne gratuits et illimités, accessibles directement par
des périphériques reposant techniquement sur un stockage distant situé n’importe où (l'exemple des Network Computers
montre que cela est même possible pour un PC si le débit de la bande passante est suffisant).
L’assiette des redevances est donc condamnée à devenir une peau
de chagrin. Comme chez Balzac, les tentatives pour les empêcher de diminuer accéléreront son échec. Ainsi en va-t-il des
formats sécurisés visant soit à maintenir le mode de commercialisation à l’unité, cas du SDMI pour la musique ; soit
à limiter artificiellement la diffusion des œuvres, cas du CSS « zonant » les DVD. Cela se reproduira non seulement sur le plan
technique, puisque à chaque créateur de protection correspond au moins une personne capable de décrypter cette protection ;
mais surtout parce que ce système ne fonctionne que si le consommateur final l’accepte.
Or, libéré des contraintes du mode traditionnel de commercialisation, il a
d’ores et déjà « voté avec son portefeuille » pour les solutions alternatives. Ce phénomène s’accompagnant d’une pénalisation
pécuniaire de la chaîne de production et de distribution, le Ministère de la Culture se doit de réagir.
Bien qu’encouragé à diminuer la TVA à 5,5%, mesure qui profite déjà au livre, pour modifier l’arbitrage entre le prix de
l’original et le coût d’une copie et le rétablir au profit de la filière traditionnelle, il a à l’inverse souhaité élargir
l’assiette de la redevance sur les supports numériques devant servir à rémunérer les auteurs.
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