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  Octobre 2003
     

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Entretien avec Gérard Debrinay

«Pas d’amorçage sans intervention de la puissance publique, ni de prise en compte des facteurs culturels» (1/2)

Entretien mené par Nicolas Humeau et Cyril Demaria

 
   

Gérard Debrinay est Président d’Algoé Consultants depuis 1996. Il a rejoint ce Cabinet de conseil en management en 1977.

Algoé Consultants est une société active dans les domaines de l’innovation et de la technologie, dans lesquels son Président s’est investi à titre personnel depuis quinze ans, notamment comme vice-président de l’INSA (Institut National des Sciences Appliquées) de Lyon.

 

Depuis le printemps 2002, Gérard Debrinay est Président d’Amorçage Rhône-Alpes (ARA).

1. Introduction : le capital risque aujourd'hui

360j. - Parlez-nous de l’ARA…

G.D. - Cette SCR a été créée d’après la Loi Allègre de 1999, qui fixait deux priorités :

- mettre l’accent sur l’amorçage et

- mailler le territoire national avec des fonds dédiés.

Six grands fonds technologiques interviennent sur les dossiers les plus importants. Les tours de tables sont de 2 à 3 M€. Puis il y a les fonds régionaux - qui doivent être au nombre de huit ou neuf aujourd’hui. Ils ont tous sensiblement la même structure : la majorité de leur capital est détenue par des acteurs privés.

Pour ce qui concerne l’ARA, les principaux investisseurs privés sont BNP-Paribas, la SGAM, le Crédit Agricole, les Banques Populaires et le Groupe APICIL-AGIRA. Côté public, la CDC-PME, le Conseil Régional Rhône-Alpes (tous les conseils régionaux ne sont pas nécessairement présents à ma connaissance, c’est une question de volonté politique), ainsi que le monde universitaire (grâce aux sociétés de valorisation), sont représentés. Les Universités de Lyon et Grenoble se sont regroupées dans une SAS, présente au capital de l’ARA, constituée à partir de leurs fonds propres et surtout d’une aide de l’Etat.

Le Conseil d’administration reflète cette composition. Le Comité des engagements est composé de deux des actionnaires privés, de la CDC-PME et la Société universitaire, du Président et de cinq personnalités qualifiées. Son Président est Joël Monnier (VP R&D de ST Microelectronics), les autres personnes qualifiées étant issues du monde de l’industrie, mais nous avons aussi Bernard bigot, ancien Directeur de l’ENS de Lyon, aujourd’hui Haut Commissaire à l’Energie Atomique.

Les statuts de l’ARA stipulent que 75% des projets doivent être issus de la recherche publique ou bien être développés en partenariat avec un laboratoire. Il faut que l’un des partenaires soit localisé en région Rhône-Alpes, par exemple, le laboratoire de recherche. 25% sont investis librement, à condition qu’il y ait une implantation en Rhône-Alpes. Certains projets sont transfrontaliers et nous les regardons avec attention, car nous sommes susceptibles de les financer.

360j. - Les risqueurs ont, à tort ou à raison, mauvaise presse en France et aux Etat-Unis. Quelle est votre analyse de leur action ces cinq dernières années ?

G.D. - J’ai la chance de ne pas subir l’opprobre. Nous sommes un peu les « chevaliers blancs », car nous intervenons sur les champs où les risqueurs n’interviennent pas. Faire de l‘amorçage sur la haute technologie n’intéresse pas les risqueurs privés. Nous avons donc plutôt bonne presse.

Toutefois, on ne peut pas reprocher à des risqueurs privés d’avoir le souci du rendement des capitaux qu’ils investissent. Ce qui me frappe, c’est que les champs « difficiles » ne peuvent être investis sans le concours de la puissance publique. Ainsi aux USA, le Small Business Act de 1958 (amendé en 2001) a créé les small business investment companies avec un statut fiscal dérogatoire, qui leur permettait de s’affranchir des ratios prudentiels. C’est une intervention publique. Le gouvernement américain était en effet convaincu que s’il n’y avait pas un dispositif d’incitation fiscal assorti d’avantages de toutes natures, on ne pourrait pas financer la haute technologie et c’est ce qui a lancé le venture capitalism moderne. N’oubliez pas qu’il y a un « capital d’aventure », beaucoup plus ancien, qui a au moins démarré avec Christophe Colomb qui avait trouvé en Ferdinand d’Aragon et Isabelle de Castille ses capitaux risqueurs. Vous connaissez le résultat.

J’ai participé récemment à une réunion interne des fonds d’essaimage européen. Le représentant anglais, autre tenant du capitalisme anglo-saxon pur et dur, disait que l’amorçage dans la haute technologie sans intervention de la puissance publique est impossible. En ce moment, c’est particulièrement vrai : compte tenu du contexte boursier, tout ce qui n’est pas du buy-out ou du capital-développement, n’est pas vraiment regardé.

C’est compréhensible, mais cela pose des problèmes : le seed ne représente que 2% des montants investis, un pourcentage qui se maintient depuis deux ans mais sur des montants ayant considérablement diminué. L’amorçage fournit des TRI de 5 à 5,5% quand on peut espérer obtenir de 12 à 15% sur des stades de développement ultérieurs. C’est difficile de demander à des institutions bancaires privées ou des business angels d’intervenir sur ce secteur seuls.

2. Le capital risque français : à l'échelon national

360j. - Comment percevez-vous la situation de l'amorçage en France ?

G.D. - Je pense qu’aujourd’hui, les fonds publics sont quasi omniprésents sur l’amorçage de tous les projets technologiques. Peut-être que quelques projets de biotechnologies y échappent et encore…

C’est un mouvement assez général en Europe. Aux Etats-Unis, c’est un peu plus complexe. L’observatoire PWC - NVCA (MoneyTree), sur cinq ans, montre qu’il y a tout de même très peu de nouveaux tours de table actuellement. Les risqueurs se concentrent sur leurs portefeuilles, et après avoir enregistré des write-offs considérables se concentrent sur leur portefeuille actuel qu’ils s’efforcent de travailler au mieux. En 2000 il y avait environ 50% d’investissements nouveaux. Aujourd’hui, ce doit être un quart en faveur des nouveaux investissements et les trois quarts pour les portefeuilles existants.

Aux Etats-Unis, passer un business plan au travers du filtre du capital-risque est un vrai travail. Qui plus est, ils sont hands on, alors qu’en France nous sommes encore un peu timorés. Il faut dire qu’institutionnellement, c’est compliqué et encore plus culturellement.

En effet, la législation française faisait qu’historiquement, les banques ne pouvaient pas intervenir car elles pouvaient être éventuellement poursuivies pour ingérence excessive dans la gestion, ou soutien abusif, en cas de dépôt de bilan d’une participation. Ensuite, la judiciarisation du monde des affaires fait que l’approche hands on est menacée. A l’ARA, nous essayons de trouver une voie médiane car nous savons que ce qui est important, c’est l’accompagnement - pour diminuer la probabilité d’échec. Mais plus on est présent, plus c’est dangereux.

Nous avons mis en place un dispositif de « pré-amorçage », avec des objectifs fixés au mois le mois. Mais à partir d’un certain stade, on ne peut plus suivre du fait de cette judiciarisation potentielle. Nous sommes donc exigeants pour faire mûrir les dossiers sans trop intervenir non plus. Les entrepreneurs acceptent bon gré, mal gré ce genre de contrainte du fait de la raréfaction des capitaux.

360j. - Plusieurs articles parus aux Etats-Unis montrent qu’aujourd’hui les entrepreneurs montent des entreprises sur leur pécule personnel, en se passant de premier tour extérieur, dans l’espoir de lever plus d’argent au « tour » suivant. En France, nous n’avons pas nécessairement ce genre d’individu. C’est peut-être inquiétant de se dire que l’on repose sur la puissance publique… ou rien. Qu’en pensez-vous ?

G.D. - Ce phénomène n’est pas récent. J’ai fait mes études au Etats-Unis de 1969 à 1971 : on était déjà sur les mêmes problématiques. Ce que j’ai découvert sur place à l’époque, c’est que la puissance publique a toujours été présente, d’une manière ou d’une autre, dans le financement de la R&D. Les aides passent par la NASA, le Pentagone, la CIA… Les aides aux entreprises technologiques existent. Je ne sais pas ce que pèse le privé sur cette phase-là, mais sur le fond, c’est le public qui intervient.

360j. - Pierre Battini a récemment déclaré que l'avenir de l'amorçage passait par une plus grande implication de l'Etat. Qu'en pensez-vous ?

G.D. - Je n’ai jamais trouvé choquant que la puissance publique intervienne pour financer la préparation de l’avenir, et c’est de cela qu’il s’agit quand on finance les nouvelles technologies. C’est son rôle. A une époque, j’étais très impliqué dans l’analyse des dispositifs d’aides internationaux et nationaux, tels que le Commissariat au Plan et diverses commissions, et y compris chez Algoé.

Nous avions fait une étude comparative France - Allemagne. C’est incroyable de voir comment l’Allemagne a pu aider son tissu de petites et surtout de moyennes entreprises, dans un seul sens : la technologie. Je pense que la France pendant longtemps a fait une erreur en se concentrant fortement sur l’export, qui plus est vers des destinations pas nécessairement stratégiques, et en soutenant insuffisamment la technologie. L’Allemagne a fait l’inverse. Dans les années 1975, les aides à l’international en France étaient le triple de ce qu’étaient les aides à la R&D. Les Allemands avaient exactement le rapport inverse. S’il y a un mittelstand aussi puissant en Allemagne c’est parce qu’il y a 40 ans d’aide continue à la R&D par plusieurs voies : formation, centres techniques, aides directes, etc. Les Etats-Unis ont toujours été dans un système comparable. Encore aujourd’hui, ce qui se passe en France en matière de financement de la R&D est à cet égard extrêmement préoccupant.

Pour le prochain budget, le gouvernement semble vouloir réparer les erreurs qu’il a commises en 2003. Mais c’est un problème général à toute l’Europe, qui consacre à la R&D des aides très insuffisantes. L’écart avec les Etats-Unis est dans ce domaine disproportionné.

360j. - Quels sont selon vous les obstacles à l'entrepreneuriat technologique et innovant en France ?

G.D. - Ce n’est pas d’abord un problème de financement. Quand vous démarrez aux Etats-Unis, vous avez un marché de 250 millions d’habitants. La concurrence est certes plus présente, mais elle contribue aussi à structurer le marché et à l’évangéliser.

Quant aux projets strictement Internet, il faut bien voir que seulement 4 à 5% du web parle français, dont la moitié se situe au Québec ; cela explique bien des obstacles culturels.

360j. - Comment expliquer le fait qu'hormis quelques rares exceptions telles que Business Objects, la France n'ait pas connu de succès internationaux à l'image de Yahoo, Amazon ou encore Google ?

G.D. - J’ai déjà évoqué la question de la taille du marché. A cela s’ajoute une difficulté majeure dans notre pays : la dimension managériale. Les chercheurs ne sont généralement pas des managers. A chaque fois, nous sommes confrontés à ce problème et les réponses ne sont pas évidentes à trouver.

On ne peut pas faire l’impasse sur la dimension culturelle. L’idée américaine, c’est que la culture n’existe pas : le management est une science globale, factuelle, rationnelle… Or, ce n’est pas si simple que cela.

Pour prendre l’exemple du secteur de mon entreprise Algoé, le conseil en management où les anglo-saxons dominent, la France est encore un peu protégée. Cette « protection » est liée au fait que les anglo-saxons continuent à ne rien comprendre à nos spécificités culturelles - les Américains en tête. Ils en sont conscients. Pour eux, nous restons un mystère.

Dans le domaine de l’informatique, si la France a réussi à créer quelques géants, c’est parce que les clients avaient la culture du logiciel spécifique. C’est ainsi qu’on a fabriqué des Cap Gémini, des Steria, des Atos, des Sema… mais pas des Business Objects. C’est un réflexe français : « mon problème est unique. Il me faut un logiciel propre, qui me coûtera éventuellement dix fois plus cher, mais il me sera propre. » Les spécificités culturelles restent très fortes même si les contraintes économiques modifient progressivement tout cela au profit des grands éditeurs de progiciels intégrés.

Le Français a cette sorte de « génie global ». Le Président de la Deutsche Bank, disait il y a quelques années : « si j’avais le choix, les 15% de mon top management seraient Français mais les 85% restants resteraient Allemands. » Nous avons une capacité à avoir une vision globale, à nous projeter dans l’avenir, à avoir le souci de la durée, y compris avec les mauvais côtés que cela comporte.

Un sociologue français, Philippe d’Iribarne, a comparé dans La logique de l’honneur les méthodes de management américaine, néerlandaise et française. Les Français fonctionnent toujours sur la logique de l’honneur et du panache. En France, on n’accepte pas le reporting et l’évaluation : il a été très difficile de faire comprendre ce qu’est le contrôle de gestion. Les Français ont vécu cela comme une atteinte à leur honneur. C’est une dimension culturelle que l’on retrouve à des niveaux basiques et opérationnels - notamment avec les chercheurs. C’est un facteur culturel que l’on a tendance à gommer trop facilement.

Au total, il y a une dimension juridique et objective, des tempéraments, et des obstacles culturels - la gestion de l’échec aux Etats-Unis et en France est un exemple caractéristique. La foi dans l’avenir américaine est un facteur important : l’entrepreneur qui a échoué est considéré comme un entrepreneur qui a appris et susceptible d’avoir progressé. En France, ce serait plutôt une marque d’infamie.

360j. - On a dit que les business angels avaient disparu de France. Qu'en pensez-vous ?

G.D. - Il en reste, mais pas nécessairement sur la technologie. Il y a de l’argent en France. Mes statistiques sont un peu anciennes (1997), mais elles n’ont pu que s’amplifier. A l’époque, en Rhône-Alpes, qui est une région riche, il y avait en argent non investi directement dans l’industrie (SICAV, trésorerie, etc.) 400 milliards de francs en dépôts.

Il y a donc de l’argent, mais on a du mal à convaincre les gens de plonger. Il faut trouver des dispositifs incitatifs - fiscaux, notamment.

360j. - Que pensez-vous du système de financement de l'innovation aujourd'hui en France ? Est-il performant ? Que faudrait-il changer selon vous ?

G.D. - Ce ne sont pas certaines mesures comme la création d’entreprise dotées de fonds propres à 1 € qui résoudront le problème. Ce qu’il faut, ce sont des entreprises dotées solidement en fonds propres. Il faut diriger certains fonds vers la création d’entreprise, collectés auprès des épargnants, avec des mesures volontaristes. Sinon, pourquoi un particulier irait-il s’embêter à investir dans un domaine parmi les plus compliqués, avec une rentabilité parmi les plus aléatoires, une sortie parmi les plus difficiles, avec un temps à investir considérable… ?

Mac Namara, ex-patron de la NASA, disait que quand on lui présentait un projet, il « multipliait le temps par deux et le budget par pi ». Globalement cela tient la route avec l’étude de projets d’amorçage. Je trouve méritoire que des investisseurs privés puissent investir dans ce genre de projet avec un TRI annoncé de 5% alors qu’on a des opérations de private equity qui offrent des rendements de 2 à 3 fois supérieurs.

[Fin de la première partie de l'entretien]

Le mois prochain, seront abordées les questions suivantes :
3. Le capital risque français : à l'échelon régional
4. Le capital risque à l'échelon international
5. Capital risque et consulting

 
 
 
Liens


Pour en savoir plus

Algoé


Amorçage Rhône-Alpes
- site officiel

Amorçage Rhône-Alpes
- Fiche de l'annuaire des investisseurs régionaux

Small Business Act
- A propos du SBA

PWC MoneyTree
- Proportion d’opérations de seed aux USA

EVCA
- Proportion d’opérations de seed en Europe (p. 2)

In-Q-Tel
- A propos du fonds d’investissement de la CIA

Ouest Ventures, premier FCPR interrégional spécialisé NTIC et biotechs
- Journal du Net (16/9/2003)

Amorçage : CDC-PME expose ses états de service
- Journal du Net (23/9/2003)

L’Auvergne lance le fonds d’investissement de proximité
- L’Entreprise.com (19/9/2003)

Les fonds de placement bloquent l'argent destiné aux sociétés innovantes
- 01.net (20/10/2003)

Référence bibliographique

La logique de l'honneur
- Philippe d’Iribarne


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